L’ascension du Cervin le 14 juillet 1865

Cervin vu depuis ZermattAujourd’hui nous célébrons les 150 ans jour pour jour de la conquête de l’emblématique Cervin (ou Matterhorn) par Michel Croz (guide de Chamonix), Peter Taugwalder père et fils (guides de Zermatt), Lord Francis Douglas, Douglas Hadow, le révérend Charles Hudson et Edward Whymper. Le 14 juillet 1865, ils atteignirent pour la première fois la cime par l’arête du Hörnli, au nez et à la barbe du valdôtain Jean-Antoine Carrel qui, au même moment, tentait lui-même avec ses compagnons l’ascension par l’arête du Lion.

Cette ascension, après sept échecs, marque l’apogée de la carrière alpine du jeune Whymper (25 ans à l’époque) mais aussi le moment le plus tragique de sa vie. En effet lors de la descente, un terrible accident provoque la chute mortelle de quatre des membres de la cordée, laissant Whymper et les Taugwalder désemparés. Le mystère plane encore sur les circonstances de cet accident qui fit grand bruit jusqu’en Angleterre puisque la reine Victoria s’émut que le noble sang anglais eut été gaspillé sur la montagne.

Dans son excellent livre Escalades dans les Alpes, Whymper fait le récit de cette ascension et de la tragique descente qui suivit. Voici quelques moments choisis pour vous faire partager l’intensité de cette incroyable journée !

« One crowded hour of glorious life »

Le 13 juillet 1865, nous partîmes de Zermatt à 5 heures 30 minutes du matin ; le temps était superbe et le ciel sans nuages. Nous étions au nombre de huit : Croz, le vieux Pierre Taugwalder et ses deux fils, lord Francis Douglas, Hadow, Hudson et moi. Pour plus de sécurité chaque touriste eut son guide. Le plus jeune des Taugwalder m’échut en partage ; fier de faire partie de notre expédition, heureux de montrer sa vigueur et son adresse, il se distingua dès le départ.

(…)

Avant midi, une position excellente avait été trouvée pour la tente, à une hauteur de 3350 mètres.
Croz partit en reconnaissance avec le jeune Pierre, afin d’épargner notre temps le lendemain matin. Ils traversèrent à leur extrémité supérieure, en taillant des pas, les pentes de neige qui descendent dans la direction du glacier de Furggen et disparurent derrière un angle de rochers, mais nous les vîmes bientôt reparaître à une grande hauteur sur la montagne, grimpant avec rapidité. Quant à nous, nous nous mîmes à établir une plate-forme solide dans un endroit bien abrité, pour y dresser la tente ; puis nous attendîmes impatiemment le retour des deux guides. Les pierres qu’ils faisaient tomber signalaient leur présence à une altitude déjà fort élevée ; nous pouvions donc espérer que l’ascension serait facile. Enfin, vers trois heures, nous les vîmes revenir, en apparence très animés :
« Eh bien, Pierre, qu’en disent-ils ?
— Rien de bien bon, messieurs. »
Mais les deux guides nous tinrent un tout autre langage : « Tout était pour le mieux, il n’y avait pas le moindre obstacle, pas la plus petite difficulté ! Nous aurions pu atteindre le sommet et revenir le même jour ! »

(…)

Le 14, nous étions sur pied avant l’aube et nous partîmes dès qu’il fît assez clair pour pouvoir se diriger. Le jeune Pierre nous accompagna en qualité de guide et son frère retourna à Zermatt. Suivant la direction que les guides avaient prise la veille, nous eûmes bientôt contourné la saillie qui, de la tente, nous dérobait la vue du versant oriental de la montagne. Alors seulement nous embrassâmes d’un regard cette grande arête qui se dressait devant nous comme un gigantesque escalier naturel haut de près de mille mètres. Elle n’était pas partout d’un accès également commode, mais enfin nous ne rencontrâmes aucune difficulté assez sérieuse pour nous arrêter ; quand un obstacle insurmontable se présentait de front, il nous était toujours possible de le tourner en inclinant soit à droite soit à gauche. Pendant la plus grande partie de cette première escalade, il ne nous fut pas nécessaire de recourir à la corde ; Hudson et moi nous marchâmes, à tour de rôle, en tête de la colonne. A 6 heures 20 minutes du matin, nous étions arrivés à une hauteur de 3900 mètres ; nous fîmes une première halte d’une demi-heure, puis nous continuâmes à monter sans nous arrêter jusqu’à 9 heures 55 minutes ; nous fîmes alors une seconde halte de cinquante minutes, à une hauteur de 4270 mètres.

(…)

Nous étions arrivés alors à la base de cette partie du Cervin qui, vue du Riffelberg ou de Zermatt, paraît être absolument à pic et même surplomber la vallée.

(…)

« Maintenant dit Croz en se mettant en marche, ce sera bien différent. » A mesure que les difficultés augmentaient, les plus grandes précautions devenaient nécessaires. En certains endroits, on trouvait à peine un point d’appui, il était donc prudent de placer en tête ceux dont le pied était le plus solide. L’inclinaison générale de ce versant n’atteignait pas 40 degrés ; la neige, en s’y accumulant, avait rempli les interstices des rochers : les rares fragments qui en perçaient ça et là la surface étaient parfois recouverts d’une mince couche de glace formée par la neige qui s’était fondue et qui avait gelé presque aussitôt. C’était, sur une plus petite échelle, la contrepartie des 215 mètres qui terminent le sommet de la Pointe des Écrins, avec cette différence essentielle, cependant, que le versant des Écrins avait une inclinaison de plus de 50 degrés, tandis que celle du Cervin n’atteignait pas 40 degrés.

(…)

Reportons un instant notre pensée vers les Italiens qui avaient quitté le Breuil le 11 juillet. Quatre jours s’étaient écoulés depuis leur départ et nous craignions de les voir arriver les premiers au sommet. Pendant toute l’ascension, nous n’avions cessé de parler d’eux, et, plus d’une fois, victimes de fausses alarmes, nous avions cru voir « des hommes sur la cime de la montagne. » Notre anxiété croissait donc à mesure que nous montions. Si nous allions être distancés au dernier moment ! La raideur de la pente diminuant, on put quitter la corde ; Croz et moi nous nous élançâmes aussitôt en avant ; exécutant côte à côte une course folle qui se termina ex aequo. A 1 heure 40 minutes de l’après-midi, le monde était à nos pieds, l’invincible Cervin était conquis ! Hourra ! pas une seule trace de pas ne se voyait sur la neige !
Et cependant, notre triomphe était-il bien certain ?
Le sommet du Cervin est formé d’une arête grossièrement nivelée, longue d’environ 107 mètres ; les Italiens étaient peut-être parvenus à l’extrémité la plus éloignée ? Je gagnai en toute hâte la pointe méridionale, scrutant la neige d’un oeil avide. Encore une fois, hourra ! pas un pied humain ne l’avait foulée. Où pouvaient être nos rivaux ? — J’avançai la tête par-dessus les rochers partagé entre le doute et la certitude. Je les aperçus aussitôt, à une immense distance au-dessous de nous, sur l’arête ; à peine l’oeil pouvait-il les distinguer. Agitant en l’air mes bras et mon chapeau, je me mis à crier :
« Croz ! Croz ! venez, venez vite !
— Où sont-ils, monsieur ?
— Là, vous ne les voyez pas, là tout en bas ?
— Ah ! les coquins, ils sont encore bien loin !
— Croz, il faut absolument qu’ils entendent nos cris de victoire ! »
Nous criâmes donc à tue-tête jusqu’à ce que nous fûmes enroués. Les Italiens semblaient regarder de notre côté, mais nous n’en étions pas bien sûrs. « Croz, je veux qu’ils nous entendent ! ils nous entendront. » Saisissant alors une grosse pierre, je la poussai de toutes mes forces dans l’abîme et sommai mon compagnon d’en faire autant au nom de l’amitié. Employant nos bâtons en guise de levier, nous soulevâmes d’énormes blocs de rochers, et bientôt un torrent de pierres roula le long de la montagne. Cette fois il n’y avait plus de méprise possible. Les Italiens épouvantés battirent en retraite au plus vite.

(…)

Mes amis nous ayant rejoints, nous retournâmes à l’extrémité septentrionale de l’arête. Croz saisit alors le bâton de la tente, et le planta dans la neige à l’endroit le plus élevé.
« Bon, dîmes-nous, voila bien la hampe, mais où est le drapeau ?
— Le voici, » répondit-il, en ôtant sa blouse qu’il attacha au bâton.
C’était là un bien pauvre étendard et pas un souffle de vent ne le faisait flotter ; cependant on le vit de partout à la ronde, — de Zermatt, — du Riffel, — du Val Tournanche. Au Breuil, ceux qui guettaient l’arrivée des guides au sommet se mirent à crier : « La victoire est à nous ! » Les « bravos » pour Carrel et les « vivats » pour l’Italie éclatèrent de toutes parts ; chacun célébra le glorieux événement. Ils furent bien désabusés le lendemain matin. Tout était changé ; les guides revinrent tristes, humiliés, abattus, sombres et découragés — « Ce n’est que trop vrai, dirent-ils, nous les avons vus de nos propres yeux, ils ont fait rouler des pierres sur nous ! L’ancienne tradition est vraie, la cime du Cervin est défendue par des esprits ! »
Nous retournâmes à l’extrémité méridionale du sommet, pour élever une petite pyramide de pierres, puis nous admirâmes la vue qui se déroulait à nos yeux.

(…)

Nous restâmes une heure entière sur le sommet.
« One crowded hour of glorious life. »
« Une heure bien remplie de vie glorieuse. »
Cette heure passa trop vite, et nous nous préparâmes à descendre.

Lire l’intégralité de ce texte, le récit de la descente et les autres aventures d’Edward Whymper dans

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