Ce texte est un extrait des aventures montagnardes de Sherlock Holmes – Au Sommet de son Art, par Jean Pierre Banville, parues en avril 2015.
Relisant mes carnets, je remarque n’avoir que très rarement raconté les enquêtes ayant amené mon ami Sherlock Holmes à s’intéresser à une pratique sportive. Il est maintenant temps de remédier à cet oubli de ma part.
Holmes est un boxeur accompli et pratique un art martial japonais dont j’oublie toujours le nom. Il connait les courses de chevaux et la chasse à courre. Il est un tireur émérite tant au pistolet qu’à la carabine. Il manie le bâton avec dextérité. Mais ce ne sont là que de vulgaires outils utilisés lors de ses nombreuses enquêtes. Car c’est l’activité cérébrale qui domine chez cet homme hors du commun et les manifestations sportives populaires ne l’intéressent pas plus que le nombre de lunes autour de Saturne.
La fin de novembre 1886 avait été pluvieuse à souhait. On racontait que des bancs de poissons remontaient les rues bordant la Tamise. Des inondations subites causées par la brusque montée des eaux avaient emporté quelques quidams qui noyaient leurs peines dans les sous-sols des bouges riverains. Certains conducteurs de fiacres songeaient à remplacer leurs voitures par des chaloupes hippomobiles. Le moral de la population londonienne était sous le niveau de la mer.
Dans notre appartement du 221B Baker Street, j’étais à terminer la rédaction de notre dernière enquête, « Le Chat du Tunnel Carpien ». Holmes, calé dans son fauteuil, lisait la chronique nécrologique du Times, souriant de temps à autre à la vue d’un nom connu.
— Christopher Bouletage, un riche financier, mort du choléra il y a deux jours dans sa demeure de campagne ! Un autre qui aurait dû continuer à boire du clairet aux repas et du whisky en soirée. Son médecin l’avait convaincu, il y a quelques semaines, des bienfaits d’un verre d’eau en mangeant… Vos confrères, mon cher Watson, semblent être de mèche avec les entrepreneurs de pompes funèbres. Si personne n’y prend garde, ils vont bientôt nous suggérer un régime à base de cachets et de potions.
— Ne soyez pas cynique, Holmes, la médecine a fait des pas de géant durant la dernière décennie, pensez seulement à l’anesthésie !
— Vous verrez, dit-il en pointant sa pipe vers moi, vous verrez que ces charlatans vont nous faire manger des algues et des méduses avant la fin du siècle !
— Holmes… voulez-vous un thé ? Je sonne madame Hudson…
— N’en faites rien, Watson. Un fiacre vient de s’arrêter à notre porte et cette bonne madame Hudson va bientôt monter nous annoncer la visite d’un nouveau client.
Quelques instants plus tard, la porte de l’appartement s’ouvrit, laissant passer madame Hudson suivie d’un homme dans la trentaine, élancé et musculeux.
— Monsieur Tack McCouch, monsieur Holmes, annonça madame Hudson.
Holmes indiqua au visiteur le canapé. L’homme allait s’y asseoir lorsque Holmes se leva soudainement.
— Non, non… je ne veux pas que vous vous assoyiez sur le canapé ! Nous avons un fauteuil spécialement pour nos clients, juste-là. Je voudrais simplement que vous me donniez une idée des frais pour la réparation de ce meuble.
— Allons Holmes, dis-je, comment notre visiteur pourrait-il savoir combien va nous coûter la réparation de ce canapé que, par ailleurs, vous avez endommagé en renversant de l’acide sur les coussins la semaine dernière pour ensuite décharger, hier, par pure curiosité scientifique, quatre des cinq balles de mon Webley dans sa structure. Et à bout portant…
Holmes regarda notre visiteur.
— Monsieur McCouch lit le Times, aime le thé, prends le fiacre pour se rendre à son travail et songe à se marier s’il arrive à mettre la main sur une riche héritière. Et il est propriétaire d’une boutique qui vend et répare des meubles. De ce fait, il est parfaitement qualifié pour nous donner un estimé des réparations !
— Mais Holmes, comment… ?
Tack McCouch regardait Holmes avec stupéfaction.
— Élémentaire ! Considérant l’âge de monsieur McCouch, ses vêtements et son allure générale, il est évident qu’il fait partie de la classe moyenne. Or tous les jeunes gens de la classe moyenne lisent le Times, boivent du thé, prennent un fiacre et rêvent d’épouser une riche héritière. Quant à son occupation, rien de plus simple : j’ai vu une publicité pour sa boutique dans les quotidiens d’hier. Sa photo ornait le côté droit de l’encart !
— Holmes, vous me surprendrez toujours ! Monsieur McCouch, prenez place dans ce fauteuil : vous nous donnerez votre tarif avant de partir. Alors, quel est votre problème ? Racontez-nous tout ça ! Et tout d’abord, votre prénom, il a un quelconque rapport avec votre profession ?
— Tack est le diminutif de Thackeray… rien avoir avec les clous à tapisseries !
McCouch ôta son manteau d’un rouge peu discret et s’assit.
— Je suis en effet propriétaire d’un atelier de rembourrage et de confection de meubles. C’est l’héritage que m’a laissé mon père. Il s’est tué lors d’un accident de montgolfière il y a deux ans. Ma mère, quant à elle, s’est noyée quelque temps après en tentant de sauver Bouchon, son petit chien, tombé dans la Tamise.
— Toutes nos condoléances, dis-je.
— Je vous remercie, docteur. Je suis resté seul avec ma jeune sœur mais elle s’est entichée d’un saltimbanque et s’est enfuie de la maison pour aller travailler avec lui dans un cirque. La pauvre est décédée, il y a quatre mois, en apprenant à avaler des sabres. Elle n’avait pas l’estomac pour ça… Je suis donc orphelin.
Holmes se leva pour aller récupérer son violon, déposé sur la table.
— Bon, bon, mais encore… quel est votre problème ?
— Après le décès de ma sœur, je me suis intéressé aux Alpes. J’ai lu les récits d’expéditions et j’ai même retrouvé les décors de monsieur Smith, celui qui a donné des centaines de représentations illustrant son ascension du Mont Blanc. Avec quelques amis, nous avons décidé de former un club pour nous entrainer en attendant de pouvoir rejoindre le continent et ses montagnes. En fait, pour éviter de marcher sur les plates-bandes des bonzes du Club Alpin, nous avons décidé de nous spécialiser : nous allons gravir des parois rocheuses verticales… uniquement !
— Et quel est le nom de ce club ? demanda Holmes.
— Le Fil à Plomb.
— Je ne comprends pas comment on peut s’entrainer à grimper des falaises verticales. Si vous tombez – et croyez-en mon expérience de médecin ayant fait la guerre en Afghanistan – vous allez perdre la vie. En moins d’une semaine, le membership de votre club va tomber à zéro, et tomber est le mot juste, croyez-moi !
— Et bien non, docteur Watson, car nous avons mis au point une machine pour nous entraîner. Ou plutôt un lieu spécifique permettant d’aiguiser nos capacités et d’affiner notre matériel, un peu comme la tente de Whymper sur le Cervin.
— Une machine, dit Holmes ? Vous pouvez la décrire ?
— C’est bien là le problème… depuis une semaine, nous avons reçu des menaces. Vous voyez, notre installation est unique et à la fine pointe de la technologie. Il y a eu plusieurs tentatives d’effractions. Des membres furent accostés dans la rue et on a tenté de leur tirer les vers du nez. J’ai reçu des lettres m’offrant une belle somme d’argent pour les plans. Puis sont arrivées les menaces… le feu, les jambes, les bras, la mort… monsieur Holmes, je ne sais plus à quel saint me vouer.
Holmes attrapa la pantoufle qui cachait son tabac à pipe.
— Le fil à plomb est, pour les francs-maçons, le symbole de l’élévation de soi, le désir d’atteindre la perfection. Je suppose, monsieur McCouch, que quelques-uns de vos membres sont francs-maçons ? Et où se trouve votre mur ?
— Mais je n’ai jamais parlé d’un mur, monsieur Holmes ! dit McCouch en se tortillant sur son fauteuil.
Holmes bourra sa pipe en silence. Après quelques instants, il leva les yeux vers notre visiteur.
— Pour vous entraîner au vertical, il vous faut un mur, c’est l’évidence même, mon cher McCouch ! Je suppose qu’il est à l’arrière de votre boutique, dans une pièce oubliée… et les francs-maçons ?
— Mais comment diable, Holmes… m’écriais-je.
— Simple logique, docteur Watson ! Grimper du vertical demande une structure verticale et un système d’échelles et de poulies, non ? Quant aux francs-maçons, considérant le nom choisi pour le club, un terme français, tout me porte à croire qu’un ou des membres du club soient d’origine française et membres du Grand Orient de France.
— En fait, dit McCouch, je ne sais trop ce qu’est le Grand Orient de France. Il y a bien une buanderie tenue par une famille chinoise juste à côté de mon établissement. C’est le seul lien avec l’Orient que je puisse avoir. La fille de la famille, Mai-Mai, est charmante et vient quelquefois, le soir…
— Mais le Fil à Plomb ? lança Holmes.
— Durant la construction du mur dans l’entrepôt voisin, l’un des frères Kaspyer – des immigrants nouvellement arrivés – a malencontreusement échappé un fil à plomb du haut de la structure, directement sur la tête de « Holehead » Harry McCooky. Holehead s’est retrouvé au dispensaire du docteur Catgut avec un trou au cuir chevelu et le nom du club est sorti de là !
— Résumons, résumons, lança Holmes. Vous avez construit un mur vertical pour y grimper. Mur qui se nomme le Fil à Plomb. Vous recevez des menaces d’une puissance étrangère désirant s’emparer des plans du mur…
— Et puis il y a Phil Kaspyer qui a disparu…
— Enfin, Holmes, voilà enfin un crime à la hauteur de vos attentes ! dis-je en regardant McCouch.
— Docteur Watson, pour autant que vos lumières illuminent souvent d’un éclairage tamisé le déroulement de mes enquêtes, je ne vois pas pourquoi une puissance étrangère ennemie serait intéressée à connaître le secret de la fabrication d’un mur vertical situé dans une arrière-cour ! Il est fait de quoi, votre mur, McCouch ?
— Des planches de pin de six pouces de large. Et on utilise de l’érable pour les formes qui servent à nous hisser. C’est un ami qui les sculpte avec un tour et une fraiseuse. Tout est on ne peut plus naturel, monsieur Holmes !
— Voilà ! Une puissance étrangère veut nous voler les plans d’un mur en planches de pin ! Watson… étirez-vous le bras et attrapez le sac contenant ma seringue et la cocaïne… tout cela est d’un ennui mortel : si seulement je pouvais, un jour, trouver un criminel à la hauteur de mes aspirations ! Et d’ailleurs, il est tard…
— Je ne pouvais me libérer avant la fermeture, monsieur Holmes…
Holmes passe facilement d’une exaltation maniaque à une dépression sans fond. Il suffit qu’une affaire ne l’intéresse plus pour qu’il sorte son violon et en joue toute la nuit, privant de sommeil et les habitants du quartier et les chats de gouttière.
Je me suis levé et j’ai saisi mon manteau et celui de McCouch. Je mis mon Webley dans ma poche et mon chapeau sur ma tête.
— Allons voir ce mur, monsieur McCouch. Holmes, vous devriez venir avec nous : ce n’est pas à tous les jours qu’on assiste à la naissance d’une discipline sportive ! Et puis vous pourrez visiter la boutique de rembourrage de monsieur : songez à toutes les aiguilles utilisées en rembourrage ! Assez pour écrire une monographie sur le sujet… et vous savez que vous n’avez pas écrit de monographie depuis deux mois. La dernière, c’était celle sur le sucre en poudre, non ?
— « De l’utilisation du sucre en poudre sur les bords des verres à cocktails »… une étude sur la granulométrie du sucre versus les alcools utilisés… on se l’arrache, cette monographie, dans les librairies spécialisées… Des aiguilles vous dites ? Des droites et des courbes ? Comme pour les sutures, non ? D’accord, d’accord, je viens avec vous ! Donnez-moi dix minutes pour faire quelques recherches dans mes dossiers !
Holmes se précipita vers la porte des W-C. Ce cabinet d’aisance pourrait être une succursale du British Museum tellement il y a de livres qui y sont entassés.
Dix minutes plus tard, nous descendîmes tous les trois l’escalier pentu du 221B et je hélais un fiacre sur Baker Street. Holmes s’assit en tirant de gros nuages de fumée de sa pipe. McCouch donna l’adresse au conducteur et le véhicule se dirigea vers l’East End. Je me tournai vers notre client.
— Et pour ce Phil Kaspyer… il est disparu de quelle façon ?
— Hier, j’ai reçu une autre lettre de menace qui m’annonçait que tous les membres de notre club étaient en danger. Je la tenais encore dans mes mains quand Phil est venu me dire qu’il fermait l’arrière-boutique et retournait chez lui. Je lui ai souhaité une bonne nuit puis, une quinzaine de minutes plus tard, je suis sorti à mon tour. En passant par la ruelle entre la buanderie et mon atelier, qu’est-ce que je vois à terre ? Un chapeau, un foulard et un morceau de chemise déchiré, le tout appartenant à Phil ! Je me suis précipité chez lui – il habite à un coin de rue – et il n’était pas encore rentré. Sa logeuse ne l’avait pas vu. Je suis retourné au mur : personne. J’ai demandé au gentleman chinois, mon voisin, qui reste ouvert jusqu’à très tard en soirée : il ne l’avait pas aperçu.
— Et c’est alors que vous avez décidé de venir nous rendre visite ! dit Holmes.
— Exactement…
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