Une petite nouvelle de Jean Pierre Banville qui raconte comment l’escalade a été inventé dans la forêt de Fontainebleau par le fameux détective Auguste Dupin, personnage créé par Edgar Poe :
Les premiers orages de mai 1834 lavaient le sang répandu au pied des barricades de Paris mais, heureusement, le cabinet d’étude de mon ami, sis au 33 rue Dunot, était encore un havre de calme au milieu de ces cataclysmes envoyés par les Dieux pour perdre les hommes.
Je posai ma pipe et me tournai vers mon ami qui était attablé devant une pile de manuscrits.
– Avez-vous maintenant une vision claire des oeuvres de ce Saint-Amant ?
Dupin leva les yeux.
– Tout n’est pas dit ! Son oeuvre est connue, sa vie beaucoup moins. Comme s’il avait voulu placer sa vie derrière une de ces étoffes orientales dont le chatoiement empêche de discerner avec clarté ce qu’elles recouvrent. Mais j’approche du but !
– Que pouvez-vous espérez de celui qui fut chargé, en son temps, de définir le burlesque et le grotesque ? Vous me l’avez défini : « le burlesque déconcerte la vanité humaine en présentant les grandes choses et les plus sérieuses d’un côté ridicule et bas ! » Il fut burlesque jusque dans sa biographie…
– Je crois, mon ami, que cette posture cache quelque chose.
A ce moment on cogna à notre porte puis, sans attendre la permission du maitre des lieux, le visiteur ouvrit et se présenta à nous.
C’était monsieur G., le préfet de police de Paris.
Cet homme admirable et détestable, admiré et détesté, n’en était pas à sa première visite au 33 rue Dunot. Son arrivée signifiait qu’un conundrum contrariait le sommeil profond des puissances de l’heure.
– Accepteriez-vous un verre de Jurançon, monsieur le préfet ? demanda Dupin. Un ami de la famille m’en a livré un demi-queue, gardé au frais dans la paille. Vous le prendrez avec un peu de glace de la Seine.
– Je vous remercie mais il est tard et une affaire toute aussi bizarre qu’importante m’amène ici !
– Bizarre ? répondis-je. Vous n’apportez à mon ami Dupin que les enquêtes les plus chimériques !
– Il est vrai que seul le Chevalier Dupin peut, dans ce genre de situations, apporter un peu de lumière alors que nos services sont dans la noirceur la plus totale. Pour entrer dans le vif du sujet, messieurs, vous connaissez comme tous les habitants de Paris la triste affaire de la rue Trace-Putain !
– Ce massacre de civils innocents par les troupes chargées de démanteler les barricades ! lança Dupin. Triste affaire d’autant plus que les responsables ne furent jamais inquiétés par la Justice. Douze morts… la vie humaine aurait-elle si peu de valeur sous notre monarchie ?
– Messieurs, je suis le préfet de police et je ne peux que déplorer cet incident ! Hélas la brigade responsable de cet acte ne relève pas de mon service. Il n’en demeure pas moins qu’un coup de feu fut tiré d’une fenêtre de l’immeuble de l’avenue Transnonain, l’ancienne rue Trace-Putain : la cible visée était le général Bugeaud. Et ce tireur ne fut jamais démasqué. Nos renseignements affirment qu’il est membre d’une société secrète comme il y en a tant, une société qui a des liens avec les Canuts de Lyon. J’aimerais que vous acceptiez de quitter Paris pour quelques jours.
– Quitter Paris pour Lyon ? Impossible ! mon temps est trop précieux !! répondit Dupin.
– Qui vous parle de Lyon ? Vous auriez par contre tout loisir de visiter la région de Fontainebleau, Chevalier. Et le gouvernement est disposé à vous rembourser les frais encourus et à vous accorder une généreuse rétribution en cas de réussite. Je suis convaincu qu’il vous manque quelques livres…
– Et pour quelle raison l’un de vos sbires, une quelconque mouche, ne peut-il pas mettre la main au collet du coupable ?
– Nous ne voulons pas attraper le coupable. Pas tout de suite. Nous voulons suivre le fil d’Ariane qui nous mènera aux promoteurs de toute cette agitation. Nous avons un document… mais nous ne savons pas le lire… et surtout nous ne savons pas où ces républicains de malheur vont se rencontrer… tous les indices mènent à Fontainebleau…
– Et ce document ? demanda Dupin.
– Un seul mot écrit sur un bout de papier… un lieutenant l’a ramassé à la fenêtre d’où l’on a tiré le coup de feu fatal. Un mot : « Neith »…
– « Neith »… murmura Dupin.
Le lendemain, après huit heures en malle-poste, nous posions nos portemanteaux dans un meublé de belle grandeur situé dans une allée, près des dépendances du Château.
Le voyage avait été éprouvant pour mon ami qui n’aimait que la tranquillité de son étude. Il s’était réfugié, en voiture, dans la lecture de quelques bouquins traitant de mythologie.
– Le logis d’une grande horizontale, sans doute la maitresse en titre d’un militaire de haut rang muté vers d’autres horizons. Au moins, on a eu la bonté d’allumer un feu à la cheminée avant notre arrivée.
– Rien ici n’indique une quelconque présence féminine, Dupin !
– C’est qu’il faut voir non pas ce qui est ici mais plutôt ce qui n’y est plus ! Les ombres des objets parlent de leur propriétaire… observez les murs… vous y voyez quelques tableaux mièvres, des vues bucoliques. Mais l’ombre d’anciens cadres, beaucoup plus grands, se devinent sur le mur, là… devant le lit… De même, jetez un coup d’oeil au plancher : le lit actuel est petit mais on aperçoit bien un périmètre beaucoup plus important marqué par l’usure des pas. Regardez ce que devait être la ruelle de lit ! Si vous étiez dans ce gigantesque lit, vous auriez une vue directe sur des peintures qui étaient sans doute plus affriolantes que ce que nous offre les toiles actuelles. Il y a aussi ce bout de ruban en satin émeraude à la fenêtre. Déchiré… sans doute en la refermant une dernière fois. Je prends cette chambre et je vous laisse sa voisine, probablement celle de la dame de compagnie !
– Et pour nos recherches ? dis-je.
– Ce voyage m’a épuisé ! Et la personne que je désire voir ne nous recevra pas ce soir… je lui fais parvenir immédiatement ma carte de visite par un factotum puis nous verrons demain.
C’était une superbe matinée ! L’une de celles qui nous font rêver du printemps en plein coeur de l’hiver. Celles qui s’attachent à nos mémoires et y brodent des vertigo dignes des contes de l’Orient.
Nous étions à siroter un café plus que décent, attablés à une terrasse de la rue principale. Dupin terminait la lecture d’un guide de Fontainebleau lorsqu’il leva un doigt.
– Mon cher ami, nous allons recevoir une sommité à notre table. Il faut être discret et ne rien révéler de notre affaire… L’homme en question passe pour un génie mais, comme bien des hommes doués, il manque de discernement. Il lui manque cette distance critique qui fait la différence entre le génial et le sublime ! Pour tout dire, c’est un croyant. Il croit à toute cette branle que l’on nomme « politique »… Il est donc suspect : ses accointances sont trop nombreuses pour qu’il n’ait pas, à tout le moins, vent de certaines machinations. Ah, le voici…
Dupin se leva et tendit la main à un homme d’âge mûr, aux cheveux en bataille, et dont le visage dégageait à la fois tristesse et arrogance.
– Jacques Joseph Champollion, pour vous servir !
Les présentations faites, Dupin l’invita à partager notre petit déjeuner.
– Chevalier, vous devriez être prudent lors de la rédaction de vos messages ! Écrire en se référant à notre glorieux Empereur, en ces temps maudits, peut vous valoir quelques désagréments si d’inadvertance la missive est subtilisée par une mouche. Mais ne craignez rien : je l’ai brûlée ! Mon attachement à Napoléon fut récompensé par une résidence surveillée et la perte de bien des privilèges…
– Je vous en suis reconnaissant, répondit Dupin. Vous êtes en pèlerinage sans doute, comme nous le sommes !
Champollion-Figeac se tourna vers le Château.
– Cette demeure renferme bien des souvenirs ! Son Ombre l’habite encore…
– Effectivement ! Et les écrits de votre frère ? De nouvelles publications à paraître ? Car l’égyptomanie dépasse nos frontières ! Déjà que la porcelaine de Paris se couvre de motifs du Delta… les bourgeois peuvent apprécier dieux et déesses sur leurs tables… Isis, Osiris, Thot, Bastet, Neith…
– En effet, en effet ! Mon frère a redonné vie à toute une civilisation ! Civilisation que maintenant on s’arrache…
– Bien dit… bientôt on va nous vendre des crocodiles et nous offrir la momification. Les symboles égyptiens sont partout… même ici, au Château ! lança Dupin en pointant l’édifice.
– Je me suis laissé dire par Vivant Denon que l’Empereur caressait les sphinx en bas des escaliers à chacune de ses sorties…
– Ahhh, Sekhmet…
– Mais aussi Neith, mon cher !
La discussion continua ainsi durant une heure, un échange sur l’archéologie, la linguistique, les sociétés savantes. Saupoudrée de quelques allusions bonapartistes. Puis Champollion termina son café et nous quitta, prétextant un rendez-vous avec un collectionneur possédant une plume ayant appartenu à qui l’on savait.
– Notre homme est innocent bien que, vous l’avez remarqué, il a quitté notre table en emportant une petite cuiller en argent. Voici qui n’augure rien de bon pour le futur…
Nous nous levâmes et primes la direction de l’entrée monumentale du Château.
– Et comment savez-vous cela, Dupin ?
– Si le complot était bonapartiste – et on sait qu’il n’y a pas plus bonapartiste que Champollion – il en serait informé et, à la mention de Neith et du Sphinx, il aurait immédiatement aiguillé la conversation vers Sekhmet. Vous avez constaté sa méfiance envers les mouches…
– Mais Neith et le Sphinx…
– Quelquefois l’un est la représentation de l’autre… et comme le Sphinx est mieux connu que la déesse de la guerre…
Le temps était idéal, clair et sans nuage, une journée parfaite pour visiter la demeure de nos anciens rois. Marchant d’un bon pas, Dupin et moi atteignîmes la Cour de la Fontaine en peu de temps.
Dupin sortit de l’une de ses poches un petit volume écorné.
– Un ancien livre décrivant les attraits du Château… il semble qu’il existe deux Sphinx de bronze au pied de l’escalier, juste par-là ! dit-il en pointant de sa canne.
Arrivant à l’escalier, rien … pas de Sphinx…
Un jardinier d’un âge certain était à planter des fleurs à quelques pas de nous. S’il y avait un Sphinx dans les parages, il saurait sans doute nous y conduire.
A la question, le bonhomme releva la tête et laissa tomber sa petite pelle.
– Mais vous sortez d’où, mes bons messieurs ? Il y a bien trente ans que ces statues ont été fondues pour faire des balles ! Le métal doit se trouver dans le fin fond de la Russie, au même endroit que tous nos vaillants grenadiers qui ne sont jamais revenus…
– Mon cher ami, dis-je à Dupin, quelle édition utilisez-vous ?
– Le Dictionnaire d’Architecture de 1755… il était dans ma bibliothèque.
Le jardinier pouffa de rire, offrant au ciel les trois dents demeurées dans son râtelier.
– Ce serait pas le livre de chevet de Louis le Quinzième que vous tenez-là ? Bien entendu que, sous le « Bien-Aimé », les Sphinx étaient encore en place ! Mais maintenant… à la casserole… fondus… disparus à jamais… comme mes deux frères qui ont suivi le P’tit Caporal… Mais si vous étiez allés plus long dans votre bouquin, vous sauriez qu’il y en a d’autres, des Sphinx ! Il y en a plein sur des potiches à l’intérieur et il y en a deux gros là-bas, dans le Grand Parterre !
Une salve de coups de feu se fit entendre.
– Des exercices d’infanterie au bout des terres du Château… rien à craindre ici ! Je jardine sous la mitraille… dit le jardinier en se remettant au travail.
Je glissai une pièce dans la main du bonhomme puis nous allongèrent le pas pour nous rendre au Parterre.
– Une erreur comme je ne devrais pas en faire ! dit Dupin. J’ai lu que Napoléon caressait ces deux statues en souvenir de son périple en Égypte à toutes les fois qu’il empruntait l’escalier. Alors je ne suis pas allé plus loin dans mes recherches ! N’étant jamais venu à Fontainebleau, je me suis fié à ce bouquin… désuet, je le reconnais… mais j’aurais dû aller plus loin dans ma lecture. Les Bonapartistes étaient les premiers en liste…
Nous aperçûmes les Sphinx sur leurs socles, posés sur le gazon. Dupin feuilleta son dictionnaire.
– Créés pour Louis XIV par Mathieu Lespagnandel, de la religion prétendue réformée. En fait il semble que l’homme ait changé de religion comme on change de chemise ! Examinons ces statues… un interstice, une cachette, un mot gravé, n’importe quoi !
Le premier ne nous révéla rien : pas de cachette, pas de tiroir secret, pas de message gravé. Un Sphinx aux attributs féminins plus qu’appétissants.
– La religion prétendue réformée n’empêchait pas une touche de luxure, n’est-ce pas ? demandai-je à Dupin en tentant de toutes les manières de trouver un bouton qui déclencherait l’ouverture du secret des attributs.
– Même les réformés doivent se reproduire ! lança Dupin. Passons à l’autre statue…
Un groupe de carabiniers défila devant nous et l’officier nous jeta un regard soupçonneux. Ses hommes, par contre, arboraient tous un large sourire.
L’autre sculpture était tout à fait identique à la précédente. Aucun déclic ne se fit entendre, aucun document dans un interstice, pas de message codé. Il ne nous restait plus qu’à vérifier les vases à l’intérieur du Château… à moins, bien entendu que cette idée d’un Sphinx n’ait été qu’une illusion. Ou qu’un leurre.
Je m’appuyai sur la statue pendant que Dupin vérifiait le socle. J’allais ouvrir la bouche pour lui dire que nous devrions nous dépêcher lorsqu’un coup de feu se fit entendre.
Un morceau de la patte du Sphinx vola en éclats, là, à quelques centimètres de ma main droite.
Je me jetai à terre aux cotés de mon ami.
– Un modèle 1822, le fusil d’infanterie ! Vous êtes blessé ? Il y a un filet de sang sur votre visage…
– Un éclat de pierre sans doute. Non, je n’ai rien…
– Alors je vous propose que nous prenions nos jambes à nos cous pour nous réfugier derrière l’autre statue puis nous attendrons que la patrouille de carabiniers revienne pour nous servir d’eux comme écran. Allez ! Allez ! C’est un fusil à cartouche papier, plus rapide à recharger, mais néanmoins un fusil à un coup !!
Deux heures plus tard, nous étions attablés à un café en train de déguster un en-cas.
– Nous avons fait chou blanc, mon cher ! dis-je en déposant mon verre de Jurançon.
– Mais pas du tout, pas du tout ! Nous savons maintenant que nous avons été démasqués ou du moins, soupçonnés. Ce tir ne fut qu’une mise en garde : nous étions des cibles ridiculement faciles, vous ne croyez pas ? En fait…
– En fait, Champollion s’est empressé d’aller rejoindre ses amis politiques pour leur annoncer que des étrangers se faisaient passer pour des fidèles de l’Empereur ! Nous pouvons donc écarter définitivement les Bonapartistes… reste les Républicains !
– Je vois qu’à mon contact vos facultés de déduction se sont affinées. Mes félicitations ! Je dois mettre la main au plus vite sur un ouvrage plus récent concernant Fontainebleau. Garçon !!!
Le serveur s’avança vers notre table. Dupin lui demanda où se trouvait la librairie la plus proche, une librairie possédant un guide récent de la ville et de ses environs.
– La table tout au fond, messieurs : l’homme assis en train d’écrire dans son carnet.
– C’est une librairie ambulante ? demandai-je.
– Depuis quelques années, ce type circule partout dans la région. Il note et note… l’instituteur m’a dit qu’il allait écrire un guide. Il m’a aussi dit que c’est un cinglé qui marque à la peinture bleue les arbres , les rochers, les vieux monuments… il fait attention à ne pas se faire voir mais difficile de ne pas faire le lien entre sa redingote tachée et les marques bleues dans la forêt ! Si vous allez lui parler, évitez la politique… c’est un enragé…
Nous terminâmes notre en-cas rapidement puis nous sommes allés nous présenter.
– Chevalier Auguste Dupin, monsieur ! Je m’excuse d’interrompre ainsi votre dîner mais on m’a dit que vous connaissez bien la ville… Nous ne possédons qu’un antique guide qui date du temps de Louis XV ! Vous pourriez nous aider ?
– Chevalier ! Chevalier ! Vous êtes donc des nôtres… dit l’homme à pleine voix … puis, baissant soudain le ton… Claude-François Denecourt, jusqu’à tout récemment concierge de la caserne locale. Hélas, mon attachement à la République m’a coûté mon poste… mais je n’ai pas dit mon dernier mot ! Claude-François Denecourt, mes amis, retenez bien ce nom !
Dupin tira une chaise et s’assit. Je fis de même tout en faisant signe au garçon de nous apporter un litre de rouge.
– Vous êtes bien bons, citoyens… hélas je n’ai pas de guide, pas encore ! Pour tout vous dire, je suis à tracer, dans les forêts avoisinantes, des promenades qui arpenteront les sites d’exception. Il y a de tout – et de toutes les époques – dans les forêts de Fontainebleau ! Pour le moment, je ne possède que quelques carnets et des cartes réalisées à la main. Mais tout va changer… vous verrez…
– J’ai lu que la Nature, tout autour, est des plus fantasques et offre des rochers présentant des formes allant de l’extravagant au grotesque ! Mon ami aimerait bien voir quelques-unes de ces constructions improbables. Quant à moi, j’apprécie la nuit et ses songes, les vieux bâtiments en ruine, les vues qui stimulent la réflexion.
– Je n’ai pas encore de guide mais, si vous acceptiez de verser une maigre obole à un artisan visionnaire, je pourrais vous confier l’une de mes cartes. Je suis ici à tous les soirs : revenez me la remettre demain à votre retour… la promenade que je vous propose est sans doute la plus déconcertante qui se puisse faire !
Dupin prit le carafon qui venait d’arriver sur notre table et remplit le verre de notre artisan.
– Dites-moi, vous qui connaissez si bien la ville… nous avons succombé à l’égyptomanie du temps et on se demandait s’il n’y avait pas des oeuvres d’art similaires dans les environs… nous avons vu les Sphinx du Château mais il en existe d’autres ? Des oeuvres égyptiennes ? ?
– Uniquement au Château… dit Denecourt en avalant une gorgée… Tous les alentours pré-datent cette manie de l’Égypte ramenée par vous savez qui ! Nous ne sommes pas à Paris…
Je ne pus retenir ma question.
– Mais les Sphinx, dans la cour du Château, ils ont été sculptés bien avant la naissance de notre ancien…
– N’en dites pas plus ! N’en dites pas plus ! Vous confondez, vous confondez… le Sphinx, les Sphinx du Château, ils ne sont pas Égyptiens mais bien Grecs ! Oui, Grecs… Œdipe, le Sphinx, la fameuse question… il s’agit de la Sphinge… n’avez-vous pas, comme un peu tout le monde, caressé ses seins ? La Sphinge grecque est une femme, c’est la Sphinge des énigmes ! Le Sphinx égyptien est masculin, un mâle…
– Fontainebleau n’abrite donc que la fille de Typhon ? demanda Dupin
– Le seul Sphinx mâle que je connaisse, c’est moi qui l’aie ainsi nommé ! Le Sphinx des Druides qu’il se nomme et on le trouve dans la forêt. Vous le verrez demain si vous faites ma promenade !
– Et d’autres personnes connaissent ce Sphinx ?
– Quelques-uns. Plusieurs. J’en ai parlé ici et là pour mousser mes futures promenades.
– Et pour admirer ce Sphinx, que faire ?
Il nous en couta l’équivalent de deux semaines de loyer pour que, finalement, Denecourt accepte de nous indiquer le chemin de sa Promenade. Le tout assorti d’une promesse solennelle de ne pas dévoiler, pour l’instant, les merveilles pointées de bleu par ses soins.
Il était tard : notre exploit, digne d’Œdipe, avait considérablement retardé notre enquête et nous dûmes remettre notre escapade au lendemain. Il ne nous restait plus qu’à retourner à notre logement où je m’assoupis dès que ma tête toucha l’oreiller.
Les premiers rayons du soleil nous trouvèrent en train de boire un café tout en lisant le journal du jour précédent. Les dernières nouvelles de la Capitale faisaient mention de centaines d’arrestations : c’était à prévoir !
Portant un panier contenant du pain, des viandes froides et du vin, je suivis Dupin qui allait d’un bon pas vers ce que Denecourt avait nommé Franchard du nom d’un vieil ermitage se trouvant sur sa promenade.
Nous marchions sur la route lorsque nous vîmes un chien attelé à petit tombereau contenant des bidons de lait. L’animal regardait fixement la forêt et, nous approchant, nous aperçûmes un homme qui houspillait un jeune garçon juché sur l’un de ces rochers pour le moins extravagants parsemant toute la région.
La scène aurait pu faire la fortune de Niepce ! Une reproduction de la scène sur du bitume de Judée aurait fait le tour du monde… intitulée « Responsabilités » et montrant le chien, les bidons, le père et le jeune garçon sur son bloc… Et si un jour on invente un appareil qui reproduit les couleurs, celles de ce matin-là… la mémoire est comme le bitume de Judée !
– Mais que faites-vous là, si tôt le matin ? demanda Dupin.
– C’est mon sacripant de fils… depuis un mois il tente à tous les matins de grimper ce bout de caillou. Quelques minutes, ça ne me dérange pas… mais ce matin il a enfin réussi à rejoindre le sommet et là, il ne peut plus redescendre ! Et je dois livrer mon lait aux auberges…
– C’est pas que je veux pas ! C’est que je peux pas : c’est trop haut…
– Attends, dit Dupin, nous allons t’aider !
Il se dirigea vers un tronc mort à quelque distance et me fit signe de le soulever avec lui, le tirer et l’utiliser comme une échelle rudimentaire. Hélas mon ami Dupin, excellent escrimeur, n’était pas de taille à se mesurer à un tronc. Le laitier vit le problème, poussa Dupin et ensemble nous plaçâmes le végétal sur le bloc. Une seconde plus tard, le garçon était à terre.
– Merci beaucoup, messieurs ; je peux enfin retourner à mes livraisons. Mais je sais bien que le chenapan a aperçu un autre gros bloc à dix minutes d’ici et demain matin, il voudra en tenter l’escalade.
Mon ami le Chevalier marchait d’un bon pas sur la route mais lorsque nous dûmes nous enfoncer dans la forêt… enfin, Fontainebleau n’a rien à voir avec les forêts du Nouveau Monde… lorsque nous échangeâmes la surface unie de la route pour le sentier courant à travers les arbres, sa vitesse de progression diminua considérablement.
Je ne veux pas m’en plaindre car, suivant le tracé de Denecourt, il devint vite évident que le bonhomme avait trouvé un excellent filon. Non seulement le couvert végétal était extraordinaire mais les rochers possédaient des allures fantasques dignes des histoires que nos ancêtres racontaient au coin de l’âtre.
De plus, çà et là, on apercevait des vestiges de l’humanité qui nous avait précédés. Une fontaine, une maison forestière, des pierres entassées, l’ermitage, et toujours, toujours ces rochers baptisés par Denecourt : « rocher de Neptune », la « Roche qui pleure », le « Philippe Auguste »… tous marqués en bleu.
Dupin me montra même un rocher qui avait la forme d’un champignon !
La chose nous ouvrit l’appétit et on décida qu’il était temps de se restaurer. Surtout que Dupin avait commencé à boiter, conséquence de souliers mal adaptés à la marche en pleine nature. Il faut dire que ses chaussures de ville très fines et ses bas résilles ne faisaient pas le poids face à mes bottes de cavalier.
Deux verres de vin plus tard, nous reprîmes la route pour arriver à un rocher ressemblant à une poire. Là, Dupin retira ses souliers et tenta l’ascension par son versant le plus abrupt. Non que ce fût haut mais l’exemple du jeune garçon avait donné à mon ami quelques visions d’une pratique ludique. A moins, bien entendu, que les douleurs causées par ses escarpins aient décidé de ce geste courageux…
Il s’assit au sommet après quelques secondes d’effort.
– Je devrais débuter la grimpe en étant assis : je ferais plus de mouvements !
– Mon cher Dupin, dans ce cas, pourquoi ne pas choisir un rocher plus haut et garder la position verticale, celle qui est le propre de l’humain ?
– Vous avez raison, parfaitement raison !
Il continua ainsi son chemin, tentant ici et là une escalade rapide sur des blocs couverts de mousse. Il redécouvrait son âme d’enfant…
Nous arrivâmes enfin à un gros bloc qui ressemblait passablement bien à un Sphinx. Tout dépendait du point de vue où on le regardait mais Denecourt avait bien vu. Un Sphinx… et Dupin se hâta d’en faire le tour, regardant à sa base et dans ses entrailles.
– Étrange, ce corps gisant au pied du sphinx, vous ne trouvez pas ?
L’homme avait le crâne éclaté et son sang marquait la dalle rocheuse devant le monolithe. Il était vêtu d’une vareuse bleue et d’un pantalon trois-quarts de quelques tons plus foncés.
– Cet homme est un marin, affirma Dupin. Regardez ses mains gercées et les cicatrices aux avant-bras : des brûlures de cordes. Les matelots se brûlent ainsi lors des manoeuvres de cordes. Et puis le filin qui lui sert de ceinture : observez les complications du noeud ! Un marin … voyons ce qu’il a dans ses poches…
Il se pencha pour fouiller l’inconnu.
– Rien de rien… de la menue monnaie… un couteau… impossible de l’identifier ! Il a dû chuter en tentant de grimper au sommet du sphinx. Cet homme, habitué aux espars, s’est fié à sa force or je me suis aperçu qu’ici, la force brute n’a que peu d’importance. Le rocher est particulièrement glissant et il faut vaincre en souplesse, aller plus vite que la chute ! Qualifions son décès d’horrible malchance pour lui et de heureux hasard pour nous…
– Mais qu’allait-il faire au sommet le sommet !
Dupin se dirigea vers l’arrière du Sphinx et tenta de se hisser. Ses deux premiers essais lui valurent de bonnes chutes sur son postérieur. Au troisième, il utilisa une fissure puis inversa sa main dans une autre anfractuosité un peu plus haute et réussit à se hisser, par la force des bras, sur le dos de la bête.
– Notre macchabée a choisi la mauvaise voie pour monter, c’est évident. J’ai quelque chose ! Il y a un trou à droite… et dedans, une pochette huilée comme en portent les matelots… Bon, je fais comment pour redescendre ? Si je saute, je me casse une cheville !
– Attendez, Dupin ! Il y a une grosse branche, là… je la pousse vers le rocher et vous pourrez l’utiliser.
La branche, pour tout dire un chicot, supporta Dupin durant trois secondes puis se cassa en deux, envoyant le meilleur cerveau de la France au sol. Il se releva en se tenant les reins.
– Ceux qui laissent des messages au sommet de ce monolithe doivent utiliser une échelle de corde ! lança Dupin en agitant la pochette. Voyons ce que nous avons là…
Du petit sac il sortit une simple feuille de papier couverte de lettres vides de sens : « WSGZAIVTANOCVK ».
– Un code… C’était à prévoir !
– Et on fait quoi avec le corps ? dis-je.
– Nous allons le cacher dans les buissons. Ses maîtres, ne le voyant pas revenir, enverront un autre sbire. Ne trouvant personne, ils vont conclure à un agent double.
– Et le sang ?
– Si je me fie aux nuages, il pleuvra cette nuit… toute trace sera disparue… Par le temps qu’on trouve le corps, nous serons loin.
Il ne nous restait plus qu’à retourner à notre appartement où mon ami tenterait de déchiffrer le message. Ce retour, il l’accomplit en pieds de bas, avec la paire de bas de laine que je trainais toujours dans ma besace. Je pense que jamais plus je ne vis Dupin, suite à cette escapade, porter autre chose que des bottes.
Ce soir-là, après un souper léger, je m’assoupis dans mon fauteuil en lisant la dernière oeuvre de Musset : « On ne badine pas avec l’Amour » pendant que le Chevalier, assis devant trois dictionnaires et deux gros pots de café noir, s’essayait au décodage du manuscrit.
Lorsque je me suis réveillé, tenant toujours Musset, Dupin était à se masser les pieds, assis à son bureau, et le soleil brillait à travers la fenêtre.
– Alors, ce code ?
– Ridiculement facile : un Vigenère simple utilisé quand on veut échanger nombre de messages avec des larrons peu habitués aux chiffres. Il suffisait de trouver la clé ! Et cette clé se devait d’être assez simple pour que des individus s’en souviennent facilement.
– Ehhhh ?
– Nous avons écarté les Bonapartistes et les Républicains : que reste-il ? Quel groupe pouvait être intéressé à ce massacre de la rue Transnonain ? Cui bono ? Qui a commandité le tir par la fenêtre de l’immeuble ? Il ne reste, hélas, qu’un seul parti…
– Les Royalistes ? Mais ils ont le pouvoir : nous vivons sous une monarchie !
– Oui, les Monarchistes… en fait, les Légitimistes qui veulent le retour des Bourbons après cet intermède d’un Orléans. Séparés mais ne formant qu’un bloc et ce bloc prendra encore plus de pouvoir suite aux élections.
– Les élections ? Quelles élections ?
– Celles qui vont être déclenchées dans deux semaines après l’arrestation des principaux Républicains ! C’était ce qu’annonçait le message codé que je suppose destiné à quelques meneurs de la garnison de Fontainebleau. Les arrestations d’hier… elles vont se poursuivre jusqu’à ce que tous les Républicains soient aux cachots.
– Mais la clé ? demandais-je
– Louis… Louis… tout simplement. Quoi de mieux que le nom d’une majorité de nos rois ?
– Une manigance du Pouvoir pour conserver le pouvoir et embastiller ses détracteurs ! C’est du plus pur Machiavel. Ils ont organisé un attentat, les chefs ont houspillé la troupe, il y eut un massacre et, dans un simulacre de sécurité publique et de démocratie, on arrête l’opposition républicaine, on émascule la troupe largement bonapartiste en exilant les officiers et sous-officiers vers des garnisons de province puis on organise une élection… qui verra la victoire des Royalistes de tous bords.
– Il ne nous reste plus, dit Dupin, qu’à annoncer au Préfet G. que nous avons trouvé le Sphinx mais que le message avait été ramassé avant notre arrivée. Pour notre sécurité et la sienne, il vaut mieux que personne ne connaisse l’avenir. Nous lui enverrons un message après le petit déjeuner puis nous profiterons des largesses de l’État durant le reste de la semaine. Il me tarde de voir les autres promenades de monsieur Denecourt.
Il prit le document et l’avança vers une bougie restée allumée. En quelques secondes, il ne restait plus que des cendres.
Vive le Roi !
Durant les jours suivants, je me suis questionné sur la pertinence d’un gouvernement prêt à tuer ses gens pour assurer son pouvoir. Mais que sont douze vies alors que des milliers avaient été perdues à Lyon ? Et puis, marchant dans la forêt de Fontainebleau, mes soucis s’envolèrent et il ne resta que la stupéfaction devant les arcanes de la Nature et l’étourdissement devant les cabrioles de mon ami Dupin qui, de bloc en bloc, devenait plus osé sinon d’une témérité folle.
Cette pratique l’absorba si bien qu’il se décida, dès notre retour, à investir un petit montant dans l’affaire de Denecourt. Ce placement rapporta si bien qu’on voit, à ce jour, une vieille maisonnette, dans la forêt, dont le portail annonce « Dupin » !
Il ne manque à sa mémoire qu’un bloc à son nom…
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