Ce texte est un extrait de La Tête dans les Étoiles, un livre de récits d’aventures en montagne par Thierry Clavel.
« Tout le monde veut vivre au sommet de la montagne, sans soupçonner que le vrai bonheur est dans la manière de gravir la pente. »
Gabriel Garcia Marquez (Cent ans de solitude)
Cela fait maintenant plus de quatre heures que j’ai quitté la civilisation, en l’occurrence plutôt déjà la marge de celle-ci, s’agissant du petit village de Saint-Christophe en Oisans. La moiteur de l’air s’ajoute encore à l’effort produit. Je suis en nage. Je ne supporte plus le poids du sac, dépassant les vingt kilos. Les bretelles me scient les épaules, et des douleurs dues aux crispations prolongées rendent cette fin d’approche très pénible. Il faut dire que je l’ai bien cherché ! Non content de tenter cette course en solitaire, j’ai choisi d’être entièrement autonome. Ne pas passer par la case refuge implique ainsi de transporter boisson, nourriture pour deux jours, et matériel de bivouac, en plus de l’équipement alpin…
J’ai maintenant dépassé le refuge de la Selle. Autant capitaliser et gagner encore un peu de dénivelée, me dis-je, malgré tout. Je poursuis donc mon chemin, dépassant largement la zone végétalisée, entrant maintenant dans la grande montagne, celle qui n’est faite que de roc et de glace. J’aime la minéralité austère de ces lieux, leur pureté originelle préservée, leur vérité qui émane directement, sans fioriture aucune.
Un peu de bonheur commence alors à compenser la souffrance endurée, du fait de ces longues heures de portage : je suis seul au milieu des pics, des glaciers. Seul « into the wild ».
La lumière a décliné. De même la température a chuté. Il me faut rapidement trouver un emplacement de bivouac. Pas si simple sur ce terrain à tendance escarpée et rocheuse… Je commence à regretter d’être monté si haut ! Que n’aurais-je pas dû m’en tenir au sympathique gazon alpestre qui tapissait encore les replats, plus bas… Ma soif de sauvagerie, de « toujours plus loin, toujours plus haut » va-t-elle me jouer un mauvais tour ?…
Non – ouf ! – la belle petite dalle plate là-haut sur la gauche suffira à y poser ma tente. Par contre, les sardines ? Que diable, quelques bons gros cailloux lesteront les ficelles de retenue !
Je suis au pied de la Pointe Thorant, à deux pas de la langue terminale du glacier de la Selle, à 2900 mètres d’altitude. Mon objectif est là, au fond du cirque, comme au fond de mon esprit depuis des mois.
Le Râteau, frère cadet de la Reine Meije sa voisine.
Haut sommet relativement accessible, j’ai cherché comment parvenir à sa cime dans une relative sécurité, en optimisant le principe de départ : celui d’être seul. Sa belle pente Sud-Ouest, faite essentiellement de neige et de glace, conviendra parfaitement pour la montée. Sa relative raideur ne m’impressionne pas, restant bien inférieure aux pentes des cascades de glace que je fréquente en hiver. Aucun problème d’itinéraire ne peut, de plus, se poser.
Reste la descente, à effectuer par la voie normale de l’arête Sud. De deux niveaux inférieure en difficulté, elle m’inquiète toutefois davantage : il s’agit d’une longue arête mi-neigeuse mi-rocheuse, nécessitant de louvoyer de temps à autre pour dénicher le meilleur passage, et permettant de rejoindre la brèche du Râteau. Ne reste alors plus qu’une courte mais raide descente avant de reprendre pied sur le glacier.
Le glacier ! Lui aussi m’inquiète. Je vais devoir le traverser par deux fois, en deux diagonales différentes. C’est le point faible – ou noir ?! – de par la configuration que j’ai choisie.
Seul, je n’ai pas droit à l’erreur. Glacier rime avec crevasse… J’ai toujours très présente en mémoire cette première découverte, alors que je n’avais que quatorze ans, des secrets de ce monde particulier. Lors de cette fameuse collective encadrée par des guides, sur le débonnaire glacier terminal de la Grande Sassière en Vanoise – ayant l’aspect d’un vulgaire névé – où je fus le seul à passer à travers un pont de neige, m’y enfonçant subitement jusqu’aux cuisses. Bien qu’encordé, je laissai avec précaution et délicatesse deux trous sombres comme l’angoisse qu’ils avaient créée en moi…
Oubliant ces questionnements, les reportant sagement au lendemain, je montai ma tente, me restaurai rapidement et rejoignis non moins vite mon duvet car la température était encore descendue.
La fatigue ne tarda pas à me faire basculer dans un demi-sommeil, entouré des bruits de la montagne, dans le froid et les douleurs lancinantes du portage…
Petit matin…
Non, c’est pas vrai !
Il pleut… Décidément, quel été pourri ! Des orages sans arrêt, et ce matin, une averse imprévue. Juste de quoi ruiner les conditions…
Bon, plus la peine de se presser : je vais laisser passer l’averse à l’abri sous la tente, puis retournerai dans la matinée à la maison.
Tout ça pour ça !…
Quinze jours plus tard, un examen attentif de la météo me donne – au milieu d’un été continuant d’être orageux – un créneau d’une soirée et de la matinée suivant, avant des pluies prévues pour l’après-midi. Je ne vais pas faire mon difficile, je choisis de sauter sur cette occasion, toujours très motivé et ne voulant pas rester sur l’échec précédent.
C’est donc un nouveau portage, toujours aussi long, qui me ramène au même emplacement de bivouac haut perché. En arrivant, surprise : une chute de séracs a eu lieu juste au-dessus, ayant provoqué une coulée qui, si elle n’était pas assez grosse pour être dangereuse, a dû faire un certain bruit…
Il fait encore plus froid qu’il y a deux semaines, si bien que j’ai un peu de mal à me réchauffer et trouver un semblant de sommeil dans mon duvet.
Quelques heures plus tard, je pointe le nez hors de ma tente. Le givre a recouvert la toile, annonçant cette fois-ci d’excellentes conditions ! Après un petit déjeuner de fortune – n’ayant pas pris de réchaud – je plie rapidement le matériel de bivouac, que je dissimule derrière quelques rochers, et me voilà paré pour l’aventure !
Curieusement, alors que je suis parti dans une optique de recherche d’isolement, je retrouve sur la sente approchant le glacier de la Selle nombre de mes congénères ayant dormi au refuge, dont la majeure partie se dirige vers le Replat, sommet bicéphale, bel objectif accessible – surtout si l’on s’arrête au col – et très esthétique.
A l’entrée du glacier, chacun s’équipe, chaussant baudrier, crampons, casque, et s’encordant, cet endroit marquant ainsi vraiment le début de la course. J’éprouve alors des sensations bizarres, seul solitaire au milieu de ces cordées. Comme un malaise, le sentiment de ne pas être à ma place, ou d’être différent. J’ai peur que l’on me questionne, qu’on m’interpelle. J’ai ainsi hâte de quitter cet endroit et m’empresse de m’équiper.
Voilà, je redémarre, abandonnant la « foule », me retrouvant seul à nouveau, enfin. Dans l’immédiat, cela m’apaise : c’est cette confrontation à moi-même que je suis venu chercher en ces lieux. En attendant, j’effectue la partie la plus dangereuse de la course, cette traversée du glacier de la Selle en direction du couloir Sud-Ouest du Râteau. Il n’y a pas de trace récente, et personne aujourd’hui non plus sur mon itinéraire. Je suis donc sur mes gardes, veillant à observer tout signe de présence suspecte de crevasse cachée… Heureusement, le glacier de la Selle est relativement plat et régulier, sans gros accident de terrain. Je contourne simplement quelques vallonnements et me rapproche ainsi du pied de la face.
Tiens, une cordée se détache sur l’arête Sud, suivant la voie normale du Râteau que je devrai emprunter à la descente. Cela me rassure un peu, la solitude trouvant vite ses limites…
Depuis quelque temps, j’observais la rimaye défendant l’entrée du couloir, d’apparence assez simple, voire débonnaire, mais, à mesure que je m’avance, ce sentiment disparaît, laissant place à une inquiétude grandissante… La bande de neige oblique qui barre la rimaye et que je pensais praticable au départ ne le sera pas, et pour cause : celle-ci est sinon verticale, quasiment surplombante à son extrémité !
Bon, pas la peine de s’en faire davantage pour le moment, je verrai bien une fois sur place. Mais c’est quand même un sacré coup au moral. Si la rimaye ne passe pas, je n’aurai d’autre solution que de faire demi-tour. Plus je me rapproche de la bête, plus celle-ci m’impressionne. La distance entre ses lèvres atteint au plus haut environ huit mètres ! Il ne va me rester à l’évidence qu’une solution : le passage par l’intérieur du gouffre… Mais qu’en sera-t-il ?
Plus que quelques pas et je serai fixé…
Waouh… Je n’ai jamais vu une aussi grosse rimaye ! Ses entrailles m’impressionnent terriblement. Y passer ? On doit pouvoir descendre par ici, et ensuite… Oui, un petit pont de neige ou de glace tourmenté devrait permettre de rejoindre l’autre rive et d’accéder à la pente supérieure… Allez mon Thierry, à toi de jouer !
Le gel vigoureux a bien figé la glace, si bien que je suis rassuré au moment de franchir l’étroit passage central. Je me dépêche de sortir ensuite, tout en soignant ma progression, avec le sentiment de progresser entre les pattes d’un immense dragon endormi, la peur au ventre mais si proche aussi de l’issue…
Voilà, j’ai pris pied dans le couloir, qui aussitôt se redresse. J’ai réussi à franchir la rimaye, mais ma position est-elle maintenant tellement meilleure ? Je vais devoir remonter un couloir où toute chute me précipiterait aussitôt dans cette béance cauchemardesque… Il ne faut plus y penser : mon salut est vers le haut ! Je me concentre donc sur la pente qui me domine, l’ancrage de mes piolets, le placement des crampons, afin d’empêcher toute erreur ou étourderie. Je suis venu pour ça, pour cramponner dans cette pente, pour y effectuer les gestes cent fois répétés en cascade, pour transposer mon savoir-faire sur cette grande montagne, et maintenant je suis bien. A ma place, dans mon élément, tout à cette ascension qui accapare entièrement mon esprit. Pas après pas, je m’élève sans à-coups, avec un sentiment de presque invulnérabilité dû au soin que j’apporte à l’escalade et à l’ancrage sûr de chacun de mes piolets. A priori, de plus, je ne risque aucune chute de pierre dans cette grande pente de neige.
Arrivant maintenant au passage central du couloir, je constate que celui-ci se rétrécit au point de n’offrir qu’une mince bande de glace entre des rochers affleurant. La tension revient. Il me faut passer en délicatesse, vu la faible épaisseur de glace, et je ne peux ancrer avec autant de sécurité et de facilité qu’auparavant… Heureusement, le passage est très court et je retrouve bien vite une pente de neige dure s’élargissant, dans laquelle je peux ficher plus profondément mes lames !
Franchir cette petite difficulté a été comme de passer un nouveau sas, après celui de la rimaye. Je sens maintenant vraiment le sommet se rapprocher, devenir à ma portée. D’ailleurs, un peu au-dessus, la pente commence à se coucher. Ne me déconcentrant pas pour autant, j’en termine l’ascension avec plaisir, d’autant que, rejoignant l’arête, le soleil me procure la joie simple de réchauffer mon visage pour la première fois de la journée.
L’arête Sud s’atteint par cet itinéraire très près du sommet. Je constate que mes prédécesseurs sur la voie normale ont déjà fait l’aller-retour à ce dernier. Je vais donc bel et bien poursuivre cette ascension totalement seul. Mon niveau de vigilance devra donc être maintenu à son maximum.
A l’époque actuelle, l’utilisation des téléphones portables permet d’effectuer des sorties de ce type avec une tout autre sécurité ! Quelques années plus tôt, l’engagement était à son comble dans une telle situation.
Rejoignant donc le haut de la voie normale d’ascension, je découvre enfin la suite de l’itinéraire, et suis émerveillé par la beauté de l’endroit. Evoluer sur une arête neigeuse haut-perchée est souvent un ravissement ; ici, au Râteau, on atteint le sublime le long des courbes menant à l’antécime Est. Je n’ai jamais été aussi haut, ni aussi près de la Meije, dont la cime transperce le ciel avec une élégance et un caractère altier sans pareils.
J’atteins enfin l’antécime, et découvre alors le panorama côté Nord. Quelle hauteur ! Je me sens vraiment tout petit et bien vulnérable, tellement insignifiant… Il ne me reste plus beaucoup de chemin jusqu’au sommet, mais l’ascension prend un tour encore plus alpin : je vais devoir cheminer sur l’arête mi-neigeuse, mi-rocheuse, suspendue entre la haute face Sud et les abîmes vertigineux de la terrible face Nord. Très impressionné, je rejoins un long passage sur des dalles inclinées côté Sud qui ne me voient pas très rassuré. Une partie neigeuse plus simple succède aux dalles, et me rapproche du sommet.
Voilà, je suis à deux doigts de celui-ci, qui ne me domine que de quelques mètres, mais quels mètres ! Un mur de rochers raides dont le seul passage praticable aisément doit s’effectuer côté Nord…
Je m’avance, saisissant les prises à pleine main. Le rocher est bon, l’escalade peu difficile, mais je suis suspendu à quelques morceaux de cailloux au-dessus des cinq cents mètres de verticalité de la face Nord, dominant eux-mêmes de près de deux mille mètres le fond de la vallée. Quelle intensité incroyable ! Tout ça pour arriver vraiment au sommet… Mais quel sens aurait eu ma course, si je l’avais interrompue au pied de ce dernier petit mur ?
Me voilà là-haut, assis sur cet édifice rocheux mille fois frappé par la foudre, profitant aujourd’hui du soleil radieux encore octroyé par la clémence de cette météo matinale. Je ne peux m’attarder, mais goûte profondément à chaque seconde de cette paix ressentie intérieurement.
La réalité me rejoint bien vite : je vais devoir redescendre ce que j’ai monté il y a quelques minutes avec tant d’appréhension… Une gorgée d’eau, quelques photos et un petit caillou soigneusement choisi au sommet de cette si belle montagne, que j’enfouis dans mon sac comme un précieux diamant.
Je n’aurai aucun souci dans la descente à vue de la voie normale, juste à réaliser quelques pas d’escalade sous la brèche du Râteau, avant de reprendre pied sur le glacier de la Selle. Il ne me restera ensuite que la très longue descente, les épaules bien chargées, après avoir récupéré mon matériel de bivouac. L’arrivée – prévue – de la pluie, lors de la partie terminale de ce retour, ne fera qu’ajouter à mon plaisir d’avoir enfin trouvé les conditions de la réussite de cette ascension.
Moi qui pourtant déteste être mouillé…
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