Des Rails et Dérives – Chapitre 1

Premier chapitre du livre Des Rails et Dérives, par Jean Pierre Banville :

« L’aventure est au coin de la rue » était l’une des maximes favorites de Dollard Falot.

Pour cette raison, tous les commerces issus de l’imaginaire de Falot étaient situés au coin d’une rue. D’autant plus que la surface de vitrine était alors doublée, ce qui était un facteur attractif important.

C’était le cas pour sa nouvelle création dont la bannière brillait maintenant au soleil, un agencement audacieux d’aluminium et d’inoxydable annonçant à la population locale et aux touristes qu’une nouvelle boutique avait pignon sur coin de rue à Saint-Michel-Chef-Chef.

DES RAILS ET DÉRIVES
Surfshop, bodyboard, kitesurf, windsurf et sports aquatiques

Falot avait acquis la boutique quelque temps auparavant mais ce qui n’était qu’une priorité secondaire était devenue une porte de sortie honorable suite à l’épisode du recyclage des chaussons d’escalade. Chaussons dont les vapeurs toxiques d’odeur de pied, trop longtemps concentrées dans un container laissé au soleil, avaient condamné la ville de Cavaillon à une quarantaine obligatoire et à une décontamination massive du centre-ville.

Cette urgente nécessité de se faire oublier quelque temps l’avait amené à reprendre en main le surfshop de Saint- Michel-Chef-Chef qui avait périclité au fil des années.
D’autant plus que Saint-Michel-Chef-Chef n’est pas Biarritz et que le surf y est marginal. Les vacanciers y viennent pour profiter de la plage sans même imaginer qu’avec un investissement minimal de quelques milliers d’euros, ils pourraient évoluer avec grâce sur les plus belles vagues de la côte atlantique. Les vacanciers l’ignoraient. Les vagues aussi.

« Tout cela va changer maintenant ! » se dit Falot. « Il suffit d’un peu de publicité et d’une bonne dose d’imagination pour lancer un concept novateur. »

Bien calé dans un transatlantique de bureau, feuilletant « Dans le fond du baril » – le magazine de surf du littoral atlantique – il n’eut pas longtemps à attendre pour voir arriver les premiers clients.

— Vous avez de la wax ? lança un petit bonhomme habillé de pied en cap avec des fringues griffées issues des entreprises du Big Business surf, portant une casquette la palette à l’envers, collier de coquillages au cou et agitant sa main droite spasmodiquement d’un signe d’aloha. La température de l’eau est trop froide et je ne tiendrai pas sur ma planche avec ce que j’ai dans mon bag.
— Nous avons une bonne sélection de produits couvrant toutes les températures ! Vous êtes ici pour longtemps ?
— Juste le temps de donner une démonstration aux chicks du Lycée et de faire un malheur au bar de la plage ce soir. Demain je dois être près de Bordeaux pour les qualifications du Egg Board Challenge Lacanau. Je vais leur en mette plein la vue ! J’ai un nouveau board dans mon quiver, un egg super cool, rétro au max mais qui fly entre les pics. Du bonbon…
— Et bien j’ai la wax qu’il vous faut pour votre œuf ! Une nouveauté à base de gomme d’épinette noire du Canada – Picea Mariana – totalement écologique et possédant un fort potentiel de rétention. Vous surfez pieds nus, bien entendu… Et bien « U-Stick » réagit à la chaleur et à la friction des pieds ! Vous avez un contrôle maximal dès que ceux-ci touchent la planche…
— Il n’y a pas de produits de grands fabricants dans votre boutique : vous allez le chercher où, votre matériel ?
— J’ai plusieurs fournisseurs internationaux mais aussi des artisans locaux… bref, je fais dans la nouveauté, l’inédit. J’espère lire sur vos exploits au Egg Challenge. Et vous devriez consulter un spécialiste pour ce spasme à votre main : certaines médications modernes font des miracles.

Le client paya son achat et, satisfait, il quitta le magasin en examinant de près sa main droite.

Falot n’allait pas avouer au premier venu que toutes les marques en vitrine ne provenaient en fait que d’un seul fournisseur : le Club des Dames Retraitées de Mulhouse qui avaient une passion maladive pour la couture et le désir louable de faire de bonnes œuvres. Toute leur production visait à assurer le confort d’une tribu du Mato Grosso, une charité dont Falot était l’unique porte-parole sur le continent. Les caisses transitaient donc par son magasin et une partie des profits étaient effectivement expédiés au Mato Grosso sous forme de matériel d’escalade.

De plus, sa marque fétiche – Japhet Cool – misant toujours sur le minimalisme dans le vêtement féminin, trouverait sans doute un terreau idéal dans le milieu du surf.

Un nouveau client entra trente minutes plus tard. Un homme d’un certain âge, usé par le travail et la vie de famille.

— Vous n’auriez pas un fils pour mon fish ? Il a vu des photos de surf dans un magazine – tiens, celui-là sur la table, « Dans le fond du baril » – et depuis il n’arrête pas. Matin, midi, soir… « fils ici, fils là ; ce serait tellement bien avec cette planche ; tous mes amis seraient mes amis ; toutes les filles seraient mes filles ; ma moyenne scolaire serait meilleure avec du poisson ; le foie de morue rend plus intelligent donc une planche avec une queue rend plus brillant ». Il ne veut plus manger que des filets et nous, on flotte entre deux eaux… je suis en train de devenir fou…
Le pauvre hère s’effondra en larmes sur le transatlantique.
— Allons, allons ! Votre fils veut un fish, une planche de surf qui ressemble vaguement à un poisson. La jeunesse peut être bien cruelle envers ses aînés et fait souvent passer ses désirs par un découvert sur le compte en banque. Je n’ai hélas pas de fish en magasin… En fait, mon fournisseur de planches de surf ne m’a pas encore livré ma commande. Si vous revenez dans deux jours, je devrais avoir en main un fish à prix abordable.

Falot dû user de toute la persuasion dont il était capable pour consoler son client qui, après quinze minutes et une boîte de papier mouchoirs, s’en retourna vers le camping où était établi le reste de sa famille.

Le problème, c’était que Falot n’avait pas de fournisseur de planches. L’argent est à faire dans les accessoires et certainement pas dans du hardware qui immobilise capital et espace. Les jeunes achètent douze douzaines de t-shirts avant même de considérer acheter une planche. Et la plupart n’achètent pas de planches tout simplement parce qu’il est plus facile de porter des fringues de surf que de se mettre à l’eau.
Il avait promis : il devait maintenant trouver un fabricant de surfboards dans la région.

Sachant que rien ne stimulait mieux les facultés de concentration que deux verres de Jurançon doux, Falot ferma boutique et se dirigea au bar du coin, le « Biscuit de Mer ».

Assis à la terrasse, le vétérinaire de Saint-Michel-Chef- Chef, Ludovic Agnathe, sirotait un rhum à l’eau de mer. Il fit signe à Falot de venir le rejoindre.

— Alors, comment vont les affaires ?
— Très bien, merci. Et vous ? On vous a encore amené des méduses ramassées sur la plage en espérant les sauver ?
— Pas cette semaine mais ça ne saurait tarder ! C’est à se demander dans quel monde vivent tous ces touristes. Nous sommes trop près de Paris et Paris est trop loin de la mer. Saint-Michel a bien changé vous savez… La moitié de la population n’y vit pas à demeure. L’autre moitié prend de l’âge.
— Parlant d’âge, vous ne connaissez pas quelqu’un dans la région qui construit des planches de surf ? J’ai une commande spéciale. Ce serait sans doute un jeune sans travail…
— Ah, un shaper ! Étrange que vous me posiez la question : il y en a un qui vit en bordure de la ville, un excentrique. Et là, je suis poli : un tantinet plus excentrique et il shape à l’asile le plus proche. Enfin, c’est ce qu’on dit : moi, je ne le connais que par la visite qu’il m’a faite un jour. Il était persuadé que sa rascasse volante avait attrapé la grippe… Ce n’était qu’une épine au fond de la gorge ! Avouez avec moi que confondre les symptômes de la grippe avec ceux d’une blessure mineure chez une rascasse apprivoisée, il faut le faire…
— Et vous avez son adresse, à ce monsieur ?

Tôt le matin, deux jours plus tard, Falot se faisait déposer à quelques pas de la rue des Merlans et se dirigea vers un hangar qui ne payait pas de mine. Il sonna mais personne ne vint répondre : il ne restait qu’à pousser la porte.

L’intérieur sortait tout droit d’une vision de Hiéronymus Bosch : des planches de surf traînaient partout à différents stades de fabrication, aucun meuble sinon des stands de shape dont un qui supportait un aquarium bondé de rascasses et un immense lit où une jambe sortait de la couette. Pas de décoration aux murs sinon des planches de toutes les formes supportant d’incroyables dessins.

— Monsieur…

Une tête surgit de la couette. Une tête couverte de cheveux blancs, un visage acétique portant une barbe de plusieurs jours. Des yeux à faire peur, enfoncés dans leurs orbites.
Un corps efflanqué, des bras qui n’en finissaient plus, des jambes sans commune mesure avec le corps.

— Monsieur Préfixe je suppose ?
— Et vous lui voulez quoi, à monsieur Préfixe ?
— J’ai entendu parler de votre collection de rascasses et comme je suis un amateur et que je suis récemment déménagé dans le coin, je me disais qu’il fallait que je me présente : Falot, Dollard Falot. Je possède le nouveau surfshop dans le village.
— Vous êtes un amateur de rascasses ? Enfin ! J’attends ce jour depuis des années ! Enfin un connaisseur… Les scorpaenidés sont ma passion. Vous avez sans doute remarqué Leaurance, ma rascasse volante… et regardez dans le bocal au fond : c’est Roxanne, ma rascasse brune ! Une petite vite, celle-là ! Et là, près du lavabo, c’est Eauderez, ma rascasse de fond. Elle boude tout le temps… Ah, le beau monde que celui des rascasses… mais vous, monsieur Falot, vous en possédez combien ?
— Une demi-douzaine dont une rascasse rose très rare mais toute ma petite collection est actuellement à Cavaillon. Vous comprenez… les rascasses voyagent très mal !
— Je sais, je sais : je les déplace le moins possible quand je travaille mes planches. Vous avez un magasin de surf, cher collègue ? Moi, je shape pour le plaisir, majoritairement des fish. Toutes sortes de fish mais aussi des longboards et des petits guns. J’ai aussi inventé une nouvelle catégorie : les Fish Eggs… vous voulez voir ?
— Bien sûr ! Mais laissez moi admirer d’abord cette magnifique rascasse pustuleuse. Ah oui… les planches… qu’avons-nous ici ?

Le plancher était couvert de planches de toutes les formes… de fish… des petits, des étroits, des courts, des longs, des minces, des épais et de très épais.

— Voici un Tuna Fish – vraiment épais –, une Anguille Fish – très étroit –, un Electric Fish – il a des lumières de couleur intégrées –, un Shell Fish – en carbone –, un Burger Fish – des laminations de couleur –, et le Jelly Fish – une surface gel collée pour une rame plus confortable.
— Et ceux-ci ? Hors de l’ordinaire…
— Ce sont des fish asymétriques. Ici, le Prédateur, une planche avec une gueule et des dents mais pas de rocker. Je la fabrique pour droites ou gauches. Et là, c’est l’Espadon, un fish avec une excroissance au nose d’un pied de long, inclinée à cinq degrés, qui permet d’embrocher ceux qui vous volent le meilleur tube de la journée. Enfin, considérons que c’est un avertissement… Et le Cat Fish, une planche asymétrique qui ne flotte pour ainsi dire pas mais si vous arrivez à vous lever dessus, les gens auront l’impression que vous marchez sur l’eau. Les moustaches latérales en néoprène sont là pour la stabilité.
— Et ces œuvres d’art, au mur ?
— Mes noseriders… des planches d’exception… une triple cuiller et deux fourchettes dont une à dessert. Tous montés avec six dérives dont deux à boules. J’intègre les boules au dessin… ça donne des résultats pour le moins intéressants considérant que je peux modifier le volume des boules, permettant ainsi une plus longue ride.

Falot devait avouer que l’ajout de ces boules avait un certain avenir dans le Surf Art : elles centraient agréablement les corps qui se tordaient sur la surface des planches. À ne pas mettre entre les mains des enfants…

— Quant à mes Fish Eggs, ce sont des planches qui vont du volume arrondi au volume très arrondi… je dirais même presque rond. Un peu comme ces soucoupes utilisées par les enfants pour glisser sur la neige! Et j’y dessine de petits tableaux coquins… ici madame Quadrige, l’épicière, en Vénus sortant des flots… et là, Napoléon et Joséphine au lit, juste avant une bataille nocturne…

Falot n’en croyait pas ses yeux. Les « tableaux coquins » feraient la joie des clients de « Cuir et Latex Cavaillon », la boutique des vertiges horizontaux.

— Jamais je n’aurais cru trouver un amateur de rascasses à Saint-Michel ! Monsieur Préfixe, je ne peux que vous envier. Mais je connais bien les coûts d’une telle passion : étant retraité de la marine marchande, ayant servi sur le bac de la Loire à Couëron, votre pension ne doit pas être bien élevée… Je pourrais garder en consignation certaines de vos planches de surf et tenter de les vendre ! Les fins de mois seront moins douloureuses surtout que le prix de la nourriture à rascasse est en augmentation !

Dix minutes plus tard, Préfixe entassait ses planches sur le dessus d’un antique Kübelwagen datant de la seconde guerre mondiale. Vaguement attachés par de la ficelle, une dizaine de surfboards prenaient toute la place disponible. Falot dut se résoudre à se faire le plus petit possible sur le siège avant.

« Et une dernière ! » cria Préfixe en revenant avec son Espadon 6’2’’ (cote sans épée). Il le posa sur le dessus de la pile et fit un tour de ficelle puis s’assit au volant et démarra.

Un nuage noir de bon augure annonça que le moteur tournait au quart de tour.

Le Kübelwagen, à sa sortie de l’usine, avait une vitesse de pointe de 80 km/h. Après toutes ces années, il réussissait des pointes à 40, ce qui n’était pas sans déplaire à Falot qui considérait le peu de protection offert par l’habitacle.
Heureusement, Préfixe était un conducteur prudent : il ralentissait à toutes les intersections et saluait de la main tous les passants.

« Encore un kilomètre… » se dit Falot.

Le véhicule s’approchait de la mairie de Saint-Michel- Chef-Chef.

Au même moment, Benjamin Triode, vicaire de la paroisse de Saint-Tiphaine, faisait sa promenade quotidienne, plongé dans la lecture de son exemplaire mensuel de « Cures et Évêchés ». Rêvant à un diocèse bien à lui, il ne vit pas venir le Wagen et son chargement et s’engagea distraitement sur la voie publique.

Préfixe le vit surgir de derrière un camion de livraison. Il écrasa avec vigueur la pédale de frein. Le véhicule vira à 90 degrés et s’immobilisa à un mètre du vicaire qui continua sa route, tout entier à son futur diocèse.

Le Fish sur le dessus du Wagen largua les amarres et se lança dans un vol plané, ce qui est assez courant chez les espadons. Il passa au dessus du vicaire, survola un moment le parterre de la mairie et se décida à y pénétrer par une vitre laissée grande ouverte.

On entendit un grand cri et un bruit de verre cassé. Préfixe et Falot sortirent de l’automobile et se précipitèrent dans l’édifice. La porte entrouverte du bureau de gauche laissait deviner un spectacle pour le moins effrayant.

Le maire, Aldéric Papion, était assis à sa table de travail. Au dessus de lui, le Fish Espadon vibrait encore – signe d’une certaine rigidité longitudinale idéale pour les vagues puissantes – l’épée plantée dans le portrait autographié du Président de la République accroché au mur derrière le pupitre. La dérive centrale flottait à deux centimètres au dessus de la perruque de monsieur Papion.

— Dollard Falot, je présume… dit le maire. Mon collègue de Cavaillon m’avait bien averti que votre venue allait changer du tout au tout la vie dans notre commune… J’espère que vous avez une bonne explication !
— Pour tout vous dire, monsieur le maire, tout a commencé avec des rascasses…

Deux heures plus tard, Dollard Falot était assis dans son magasin et toutes les planches de surf de Préfixe étaient rangées, bien en vue, sur le mur du fond.

Un fish rétro attendait le père malheureux qui ne tarderait sans doute pas à apparaître, poussé par le devoir paternel et les pressions familiales.

La télévision à écran géant donnait les informations sportives. Des images de surf.
Falot augmenta le volume.

« Maki Nuraghi, l’espoir du moment en surf, a été disqualifié ce matin lors du Egg Board Challenge de Lacanau. Après la réussite de figures totalement incroyables, du jamais vu dans le monde du surf : deux axels suivis d’un triple salto arrière et ce sans même bouger sur sa planche, et bien les juges ont décidé à la vue de sa sortie de l’eau… En effet il rampait, surf au pied… Les juges ont décidé de l’interdire de compétition. Imaginez : les ambulanciers durent utiliser un décapant industriel pour détacher Maki de son Egg ! Il semble qu’il se soit servi d’une substance illicite, encore non identifiée, pour améliorer sa tenue. Maki jure qu’il n’y est pour rien et qu’il ira en arbitrage dès que ses pieds seront en état de le porter. Ses sponsors sont furieux car ils ont mis tous leurs œufs dans le panier de Maki et cette suspension nuira grandement à leur image promotionnelle. Comme quoi il n’y a pas que le cyclisme qui… »

Dollard Falot ferma le téléviseur. Cette cire était parfaite ! Il n’y avait que la concentration à ajuster… Le sport ne serait plus jamais pareil !

Retrouvez ce texte dans Des Rails et Dérives.

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